Zelman Brajer en 2001 (sl). Archives familiales

Zelman BRAJER
par lui-même

Au fil des souvenirs

J’ai quitté la Pologne en 1937. Direction Paris. Le pays respirait un climat de veille de guerre. Les nazis, déjà envahissants, étaient arrogants, et leur présence mal supportée. Une anecdote courait : un de ces agents allemands entrant dans un restaurant demande au patron, à haute voix, un repas servi dans de la vaisselle jamais utilisée par un Juif ou un Polonais. La suggestion est venue d’un client tout proche : sers-le dans un vase de nuit, il sera sûr qu’aucun Juif, qu’aucun Polonais n’a déjeuné avec.

Cette plaisanterie en tête, j’abandonnais une atmosphère pesante. Mais un souci m’accaparait vite. J’avais oublié d’emporter l’adresse à Paris de mes frère et sœur. Après quelques émois, je me rassurais en la reconstituant de mémoire, et je pouvais donc rejoindre ma famille dans le 10e arrondissement de Paris, au 94 rue Lafayette, troisième étage à gauche dans la cour.

Là habitaient aussi les Derjean, une famille très attachante. Avec leur fils de douze ans, Julien, alors que j’en avais quatorze, une grande amitié est née rapidement. En Pologne, j’avais appris quelques rudiments de français, notamment les verbes être et avoir. Je pouvais formuler de petites phrases et nous nous entendions très bien.

L’année 1938 a été mouvementée… L’Autriche occupée ; Chamberlain et Daladier vendant la Tchécoslovaquie et la Pologne. 1939 l’a été davantage avec la guerre et la mobilisation générale. Mon frère, engagé volontaire, blessé à Arras, a été réformé à la fin de l’année 1940. Il ne pouvait plus travailler. Je me devais donc, à mon tour, de prendre la famille en charge. Je n’en ai pas eu le temps.

En 1941, j’étais convoqué au commissariat de police du quartier pour vérification de mes papiers d’identité. La convocation indiquait bien que je devais être accompagné par un membre de ma famille et avoir des vivres pour 48 h. Nous savions que c’était un piège. Mais l’ordre de se présenter était aussi accompagné de menaces contre la famille qui en subira les conséquences s’il y a défection.

La famille Derjean m’avait presque adopté ; elle me traitait comme si j’étais un de ses propres enfants. Julien était comme un frère pour moi. Ils ne voulaient pas que je réponde à la convocation. Julien et ses parents, comme moi-même, avions le sentiment que si j’allais au commissariat, nous ne nous reverrions plus. Ils ont voulu me cacher. Moi, je ne voulais pas attirer le danger sur ma mère, sur ma famille et aussi sur la leur. Je me suis donc présenté au commissariat, le cœur lourd, les larmes aux yeux, laissant les deux familles en pleurs. Espérant préserver mes proches, je me remettais moi-même entre les mains des complices de nos bourreaux.

En car jusqu’à la gare d’Austerlitz, puis en train, les « convoqués pour vérification d’identité » se sont retrouvés à Beaune-la-Rolande, dans le Loiret. On nous avait retirés de notre vie familiale pour nous parquer dans un champ entouré de fils de fer barbelés, gardés jour et nuit par des gendarmes.

Le plus difficile, dans le camp, a été de passer d’une vie d’homme libre à une vie d’angoisse permanente, d’incertitude, d’inquiétude parce que prisonnier pour le seul fait d’être juif. C’était quelque chose d’incompréhensible, difficilement analysable sur le moment. Nous étions choqués, mais en même temps, nous devions nous organiser pour simplement vivre, nos conditions d’hébergement et de ravitaillement étant des plus sommaires.

Les plus lucides d’entre nous, conscients que l’avenir serait hasardeux, ont formé un comité de solidarité dont la tâche principale consistait à entretenir notre courage tout en veillant à l’organisation pratique du camp. Kadia Birenbaum en a été un des maîtres d’œuvre avec beaucoup d’autres. Ses qualités humaines, son intelligence et sa sensibilité restent gravées dans ma mémoire.

Une des premières décisions prises par le comité a été de créer une bibliothèque regroupant des ouvrages en français, en yiddish et en polonais. Nous organisions des conférences dont le thème variait avec les qualités professionnelles des intervenants. Je me souviens de Furmanski, un ingénieur agronome, et de plusieurs médecins, nous parlant des conditions d’hygiène à respecter dans le camp. Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, apparaissaient une chorale et une troupe de théâtre. Nous devions occuper nos esprits.

Certains d’entre nous ont pu travailler dans des fermes voisines. Existaient alors des possibilités de s’évader. Mais où aller, sans argent, sans rien ? Comme nous vivions sous contrôle permanent, subsistait toujours la question : n’allons-nous pas mettre la famille en danger ?

Pendant plus d’un an d’internement, tout a été fait pour préserver notre solidarité et notre soif de liberté. Le 27 juin 1942, je partais avec le premier convoi de Beaune-la-Rolande pour Auschwitz. Avant de quitter le camp, j’ai écrit une dernière lettre à ma mère, mes frère et sœur et aussi aux Derjean qui m’avaient si bien entouré, moi le jeune immigré.

En déportation, j’ai connu plusieurs camps. J’ai travaillé à la Buna ; j’ai nettoyé «la rampe» à Auschwitz, entre chaque arrivée de convois, retrouvant parfois des jouets abandonnés là par des enfants qui ne joueraient plus jamais. J’ai vu des convois venant de Vilno avec des écoliers et j’ai entendu l’un d’eux s’exprimant dans un parfait yiddish : « Ramasse les morceaux de pain par terre car nous ne savons pas quand nous en aurons encore »…au dernier moment avant la chambre à gaz.

Comme mes camarades, j’ai dû lutter pour survivre. Surtout contre le typhus, en particulier grâce au Docteur Kouperberg, un médecin juif que j’ai connu à Beaune-la-Rolande. Il m’a jeté par la fenêtre de l’infirmerie où je m’étais naïvement rendu et où le « L » (la mort) avait été inscrit sur ma poitrine.

Libéré et rapatrié le 24 mai 1945, j’eus la chance et la joie de retrouver ma mère. Mon frère et ma sœur, déportés en 1944, eux, ne sont pas revenus. J’ai cherché la famille Derjean. Depuis longtemps, ma mère n’avait plus de leurs nouvelles. Ma santé rétablie, j’ai multiplié les démarches pour retrouver cette famille qui m’était aussi chère que la mienne. À la mairie, j’ai supplié qu’on entreprenne des recherches. Elles ont abouti. La foudre s’est à nouveau abattue sur moi et je me suis évanoui. Réfugiés en 1943 à Oradour-sur-Glane, Mme Derjean et Julien figurent au nombre des martyrs brûlés dans l’église incendiée par les SS. M. Derjean a été assassiné sur la place du village. En souvenir, j’ai peint un tableau sur Oradour.

Les principaux moments de mon évacuation :

En octobre 1944, d’Orianenbourg (près de Berlin), j’ai été à Sachsenhausen où j’ai travaillé dans la gravure. J’y suis resté six semaines, malade, protégé par un déporté politique allemand qui m’a permis d’être transporté à Ohrdruf. Nous étions souvent bombardés par les Anglais car la ville de Weimar était proche.

J’appartenais à un commando d’une vingtaine de déportés qui étaient chargés de déblayer les ruines des quartiers bombardés. Quelques semaines après, nous nous sommes retrouvés dans un zeltlager (camp de baraquements en toile), situé près de Dora. L’activité était permanente 24 heures sur 24. Notre pénible travail consistait à creuser dans le granit, afin d’aménager des chemins qui servaient à la construction de voies ferrées. Nous poussions des wagonnets remplis de rochers que nous vidions ensuite. Je suis resté dans ce camp près de deux mois.

Début mars 1945 a commencé l’évacuation vers Buchenwald. Nous marchions pendant toute la journée et nous nous couchions à même le sol la nuit venue, sans nourriture ni couvertures. Les nuits glaciales nous obligeaient à nous serrer les uns contre les autres. Si quelqu’un se levait, il était tout de suite exécuté. Ceux qui, malheureusement, le matin, éprouvaient des difficultés à se lever ou ceux qui, trop faibles, ne pouvaient plus se lever, étaient également exécutés sur le champ.

Cette marche a duré six jours. Nous nous soutenions mutuellement et j’ai encore à l’esprit l’image que nous représentions : un groupe de fantômes dans un nuage de vapeur dans cette campagne si froide…

Nous sommes arrivés vers le 10 mars à Buchenwald. Début avril, on nous a rassemblés sur la place d’appel un matin, mis 5 par 5, jetés dans des wagons à charbon. Les canons résonnaient au loin. Le train a commencé à démarrer. Ni les SS, ni nous, ne savions où ce train allait.

Pendant un mois, sans aucune nourriture que des maigres racines, nous avons poursuivi notre parcours. Les camarades morts d’épuisement étaient jetés hors du train à la faveur de quelques arrêts. C’était le chaos.

Un officier SS, un matin, demande à tous les Juifs de quitter le train. C’était un Allemand que je connaissais du Zeltlager. J’ai osé lui demander où nous allions, ayant remarqué qu’il n’avait plus d’armes. À Theresienstadt ! Vers le 4 mai, les SA et les SD s’étaient enfuis. Le 7 mai après-midi, les Russes arrivaient à Terezin.

Le 8 mai, j’étais libéré…

Ayons une pensée pour tous ceux, déportés et résistants qui ne sont jamais revenus ou qui ne sont plus parmi nous.

 

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ZELMAN BRAJER
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Décédé le 23 octobre 2003 à l’âge de 84 ans