Au camp de Beaune-la-Rolande. Chaïm Steinberg est le 1er à droite (entre mai 1941 et juin 1942, sd). Archives familiales

Chaïm STEINBERG
par sa fille Léa Freundlich

Mon père Chaïm Isak Steinberg est né en 1904, à Zolkiew en Pologne, petit village près de Belz en Galicie. Il avait deux sœurs et un frère, ses parents étaient religieux, lui ne l’était pas vraiment, mais il ne voulait pas contrarier son père. Il était engagé politiquement et il faisait du théâtre en amateur (il était considéré comme un peu marginal) et il avait le physique de l’emploi pour faire du théâtre, il était très beau. Il exerçait le métier de fourreur à Lemberg.

Ma mère, Gittel Melhman, est née en 1901 à Belz. Elle avait une sœur, Fanny. Ses parents avaient une boucherie et ma mère y travaillait et c’était très dur.

Après leur mariage, ma mère est venue vivre avec mon père à Zolkiew où je suis née en 1930.

Mon père s’est associé avec un soi-disant ami qui lui a pris toutes ses économies. À cause de cette association désastreuse et n’ayant plus de moyens, il a décidé de quitter la Pologne. Il a d’abord été en Hollande à Amsterdam pour chercher du travail qu’il n’a pas trouvé, donc il a décidé de venir en France où se trouvait une petite communauté de fourreurs, dans le quartier Poissonnière. Il a pu trouver du travail dans son métier.
Ma mère était restée en Pologne avec moi, la vie à Paris lui faisait un peu peur. Il a donc décidé de nous faire venir et de s’installer à Créteil où ma mère se plaisait bien.

Mon frère Georges est né à Créteil en 1932, mais il était difficile pour mon père de faire la navette jusqu’au quartier Poissonnière. Ils ont donc déménagé dans un appartement au 5e étage du 14 rue de Sévigné. C’était un peu haut et petit, et par la suite, ils se sont installés dans un autre appartement au 1er étage de ce même immeuble.

Mon deuxième frère Marcel est né en 1934. Nous étions donc trois enfants dans trois pièces, mais mon père a pris une pièce pour installer son atelier et y travailler. On est restés dans cet appartement jusqu’à ce fameux jour du “billet vert”. Mon père l’a reçu : le 14 mai 1941, il devait se présenter au commissariat, place Beaudoyer. Il y est allé très naïvement, soi-disant pour protéger sa famille et pour y travailler, croyait-il.

Suite à ce “billet vert”, on ne l’a plus revu à la maison. Avant qu’il parte, je me suis mise devant lui pour ne pas le laisser partir. J’avais 11 ans et un pressentiment, la peur sans doute de ne plus le revoir. Lui croyait nous protéger en y allant. Et ensuite, c’est à Beaune-la-Rolande que je l’ai revu. Le camp était surveillé et gardé par des gardes mobiles (gendarmes) français, non pas par des Allemands. Je suis allée voir mon père, seule avec ma mère, avant la naissance de ma sœur, je crois. Puis, ma mère m’ayant laissée chez une dame qui habitait à côté du camp, j’y suis allée plusieurs fois, une fois par jour, seule. Je ne me rappelle plus combien de temps je restais avec lui.

À côté de la baraque n°9, il y avait une table et des bancs. Comme je connaissais le chemin pour entrer, sortir et aller à la gare, ma préoccupation était de sortir mon père du camp. Mais comme il n’avait plus de papiers, il ne voulait pas sortir, par peur de se faire prendre et surtout de me/nous mettre en danger. Il me disait que j’étais trop jeune pour comprendre. Je pouvais entrer au camp et sortir sans problème, je n’avais pourtant pas de papiers et ils auraient pu me garder… Je n’y ai pas vu d’enfants ni de femmes, alors qu’il y en avait, ce que je n’ai su que beaucoup plus tard.

Entre-temps, ma mère a mis au monde son quatrième enfant, ma petite sœur, qui est née le 19 novembre 1941. Elle n’a pas connu son père qui était parti le 14 mai 1941. Mon père ne l’a vue qu’en photo.

Nous étions donc quatre avec ma mère et, à l’époque, on n’arrêtait pas une femme qui avait un enfant de moins de 2 ans. Par la suite, cela a changé, donc on se cachait dans la maison au 5e étage. On montait pour la nuit car la Gestapo venait le matin tôt. Ensuite, c’est devenu impossible, on risquait trop en restant à Paris.

Mon oncle à Lyon nous a dit de venir chez lui (à l’époque, c’était la zone libre). Il avait une grande villa et c’est ainsi qu’il nous a sauvés de la déportation. Nous y sommes restés jusqu’à la Libération et ensuite, nous sommes revenus à Paris. Notre appartement était occupé, le gérant l’avait loué à une famille en croyant qu’on ne reviendrait pas. Comme le loyer était payé par une association, on a pu le récupérer grâce à la LICA et la vie a recommencé très durement. On a dû vivre d’abord avec l’autre famille : une fille de mon âge, ses parents et une grand-mère. On était donc sept dans ce trois-pièces. Ils ne nous ont donné qu’une seule pièce et on partageait la cuisine et les toilettes. Je ne me rappelle plus combien de temps cela a duré, pas longtemps probablement, le temps qu’ils trouvent un autre logement, mais c’était très long pour moi.

Mes deux frères n’étaient pas là, ils étaient en Suisse, partis de Lyon par une association avec un groupe de treize enfants. Ils étaient reçus par des familles qui s’occupaient d’eux et ils ont été très bien accueillis. Je restai donc avec ma mère et ma petite sœur, et un peu plus tard, mes frères sont rentrés. On était donc quatre enfants et c’était très difficile.

On allait à l’hôtel Lutétia pour voir si mon père faisait partie de ceux qui revenaient de l’enfer. Mais, en vain. On a interrogé ceux qui sont revenus en demandant par hasard si quelqu’un avait vu mon père, mais les revenants de l’enfer ne parlaient pas. Ils pensaient à juste titre qu’on ne croirait pas ce qu’ils avaient vécu. Ma mère s’est mise au travail très courageusement pour nous faire vivre tous.

Je n’ai jamais beaucoup parlé de mes souffrances à mes enfants. C’était trop dur, je voulais peut-être les protéger et je le regrette. Mais mes petits-enfants ont commencé à poser des questions et je veux maintenant y répondre. Ils ont décidé de venir avec moi à Beaune-la-Rolande, un voyage très émouvant car c’est eux qui ont fait la démarche.

Je n’ai jamais pu faire le deuil de mon père ou, plutôt, je n’ai toujours pas accepté. Je sens encore sa main chaude dans la mienne et je ne peux ni oublier ni pardonner.

 

Témoignage recueilli en 2010

 

 

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CHAÏM STEINBERG
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Assassiné à Auschwitz

LÉA FREUNDLICH
Fille de Chaïm Steinberg
Née en 1930 à Zolkiew