Isaac et Gitla Pfefer en 1935. Archives familiales

Isaac PFEFER
par son fils Daniel Pfefer

Fin juillet 1942, à 6 ans et demi, après la grande rafle du Vel d’Hiv, je quittais mes parents sans me douter que je ne les reverrais plus. Inutile de dire que leur image se serait effacée de ma mémoire, si après la guerre, je n’avais pu récupérer quelques rares photos retrouvées dans la famille.

Pour moi, jeune garçon, une aventure commençait. Grâce au concours, au dévouement et à la solidarité de nombreuses personnes, françaises catholiques ou juifs français, je suis resté en vie et peux aujourd’hui raconter une partie de l’histoire de ma famille, telle que j’ai pu la reconstruire au fil des ans et suite à de nombreuses recherches.

Mes grands-parents paternels Abraham et Chana Pfefer, nés respectivement en 1868 et 1870, se sont mariés vers 1890. Ils habitaient à Varsovie. Abraham était gérant d’immeubles. Ils ont eu sept enfants : Gabriel, Guenia, Jacques, Isaac (mon père), Herz, Ida, Paula. Seuls Jacques, et Ida, survivront. Gabriel, resté à Varsovie, est probablement mort dans le ghetto. Abraham, Guenia, Isaac, Herz et Paula sont décédés dans les centres de mise à mort, probablement à Treblinka.

En Pologne, pour les jeunes gens mobilisables à 18 ans, intégrer l’armée polonaise est un calvaire. Officiers et soldats sont antisémites et maltraitent les Juifs qui sont les souffre- douleur et bons pour toutes les corvées. De plus, la vie en Pologne est très difficile, aussi l’une des solutions est de rejoindre la France, le pays de la liberté où ils pourront espérer une vie meilleure.

En 1917, avant ses 18 ans, Jacques émigre. Il passe par l’Allemagne où il séjourne et travaille dans les aciéries pendant deux ans, puis reprend son périple pour rejoindre Paris en 1920. Il apprend le travail du cuir et monte un atelier de maroquinerie à son compte. Une fois installé, son souci est de favoriser la venue de ses frères et sœurs. À part Gabriel, tous arrivent à Paris entre 1922 et 1925, ainsi que ses parents qui s’installent chez lui, vers 1926. À cette époque, il est toujours célibataire.

Du côté maternel, il s’agit aussi d’une famille nombreuse. Les grands-parents, Anszel et Rosa, qui tiennent un restaurant très connu rue Mila à Varsovie, auront huit enfants : Sali, Gitla (ma mère), Arnold, Nathan, Maurice, Léon, Mania, Irenka. Sali, puis Arnold émigrent en premier lieu en Allemagne. Une autre partie de la fratrie, Gitla, Léon et Maurice, vient en France.

Ceux qui sont restés à Varsovie périssent dans le ghetto. Seul Nathan, qui était dans l’armée polonaise, passe en Russie et sera interné en Sibérie.

Ma mère, qui fréquentait déjà mon père, a dû se marier religieusement avant leur départ pour Paris en 1923, car à cette époque, une jeune fille ne pouvait vivre avec un homme hors des lois du mariage. Jacques les reçoit et les initie à la maroquinerie. Ils se remarieront civilement à Paris.

Ils s’installent dans un petit appartement de trois pièces, rue de Meaux.

En 1924, naissance du premier enfant, Suzanne. Ma mère, de constitution fragile, a du mal à l’allaiter. Par l’intermédiaire d’amis, elle trouve une nourrice, Mme Béconne. Elle et son mari deviendront des amis de la famille, très utiles lors des périodes difficiles. Ensuite arrive Jean en 1930, moi-même en 1934, puis Charles fin 1938, décédé en 1941, du fait des privations de la guerre.

L’appartement est aménagé pour y vivre et y travailler. Le séjour sert d’atelier, avec une grande et haute table de façon à pouvoir travailler debout ou perché sur de hauts tabourets. Un réchaud à gaz y est posé, destiné à faire chauffer la colle, et son odeur envahit tout l’appartement. Dans mes souvenirs, je ressens encore ce fumet. Pour les repas, la table de travail est débarrassée, nous nous installons sur les tabourets hauts et l’odeur des aliments se mélange à celle de la colle.

Les parents travaillent à façon pour des grossistes qui fournissent la matière première. Ils sont payés à la pièce, d’où des horaires longs et élastiques, mais ils sont heureux car la vie est plus facile qu’en Pologne et ils se sentent libres. Tout leur paraît permis, et probablement rêvent- ils de s’installer à leur compte comme leur frère Jacques, ce qui améliorerait leur quotidien et leur permettrait de prendre un nouvel appartement pour vivre et élever leurs enfants dans de bonnes conditions.

Mais les rêves sont rapidement mis à mal : en 1940, les ennuis recommencent. On ne peut donc jamais avoir la paix ! Les Allemands débarquent avec les nazis, leur antisémitisme et leur phobie du peuple juif. La vie se complique et devient difficile, mais elle continue.

Je vais à l’école du quartier, je me fais des copains et je joue sans trop de soucis.

Pour les vacances, mon père nous fait une surprise, il a réservé un château dans la Sarthe. En fait, nous sommes installés dans la maison du gardien, à l’entrée de la propriété, en échange de quelques menus travaux exécutés par mes parents. J’apprends à monter en vélo, nous faisons de grandes ballades, nous jouons dans le jardin, la vie est belle. Ce sera notre dernière période très heureuse et le dernier rassemblement familial, car le rouleau compresseur contre les Juifs est lancé.

En mai 1941, un événement important se produit, qui chamboule toute notre vie. Mon père est convoqué au commissariat, journée connue aujourd’hui sous le nom du “billet vert”. Il ne reviendra pas à la maison et sera interné à Pithiviers. Nous le reverrons à l’occasion de trois permissions qu’il obtient pendant la période, pour bonne conduite et la dernière lors du décès de mon frère Charles. À chaque fois, la famille, les amis lui conseillent de ne pas retourner à Pithiviers et de fuir. Il s’y refuse : “Si je ne rentre pas, je ferai du tort à tous mes amis et tous les internés, les permissions seront supprimées, la discipline et les contrôles renforcés, je ne puis infliger ce sort à mes copains d’infortune”.

Pour nous, ma mère, Jean et moi, à Paris la vie continue dans les difficultés de la vie courante. La santé de ma mère se dégrade, elle a du mal à travailler, il n’y a plus d’argent et nous ne mangeons pas toujours à notre faim. La solidarité de la famille, Jacques en particulier, et des amis se manifeste et permet de tenir en espérant des temps meilleurs.

Arrive l’époque où nous devons porter l’étoile jaune. Je ne comprenais pas sa signification réelle, je la prenais comme une médaille et j’en étais plutôt fier. Tant qu’à faire, c’était peut-être mieux ainsi.

Juillet 1942, la rafle du Vel d’Hiv remet tout en question.

Toute la famille, probablement avertie par des amis, se rend chez Jacques, qui habite avec ses parents dans un immeuble situé dans le Marais, près de Rambuteau. Nous nous cachons dans des réduits qui se situent à mi-étage des appartements, dans des petits couloirs annexes.

Il y a peu de place, nous sommes très serrés, il ne faut pas faire de bruit, ce qui pour moi est très difficile. Bien entendu, j’ai envie d’aller aux toilettes, impossible, il faut attendre ; se tortiller, attendre ; faire silence, attendre…

On entend la police qui frappe aux portes, on se recroqueville, on se fait tout petits et on espère qu’ils ne trouveront pas notre cache. Ouf ! C’est terminé, nous entendons leur départ, enfin nous pouvons sortir et retrouver l’appartement.

Cette alerte fait réfléchir, Jacques ne voulait pas partir, pour ne pas laisser ses parents seuls, mais eux l’incitent à partir : “Nous sommes vieux, il ne peut rien nous arriver, nous ne sommes plus capables de travailler, pourquoi nous enverraient-ils en Allemagne ? Toi tu es jeune, il faut te protéger, pars, tente ta chance et passe en zone libre”.

Jacques décide donc de tenter sa chance avec mon frère et moi. Maman désire rester près de papa. Ironie du sort, elle ne sait pas que ce même jour, à Pithiviers, c’est le départ du convoi 6, dans lequel se trouve parmi tant d’autres, papa, pour une destination finale, Auschwitz, et que, dès son arrivée, il y sera exterminé.

C’est décidé, Jean et moi partons avec Jacques. Nous prenons peu de bagages, une valise suffit. Le voyage, je ne m’en souviens plus, je suppose que nous avons pris le train, puis un bus. Par contre, l’arrivée au village m’a marqué. Un petit village, une grande place, un café et un monde fou ! On parle fort yiddish, polonais, il ne semblerait pas que l’on soit en fuite, on se croirait à Paris par un jour de paix. Je pense que, d’un moment à l’autre, les gendarmes vont arriver et nous embarquer.

Mais non, rien de tel, les passeurs arrivent, forment des groupes et c’est le départ. Nous traversons quelques champs, puis c’est la forêt. Le chemin me paraît long et je commence à en avoir marre de marcher, je rouspète, on me demande de faire silence, mais je n’en peux plus, alors je rouspète encore plus fort. Un homme fort se propose de me porter, à condition que j’arrête de crier. J’accepte avec plaisir.

Tout à coup, arrêt, nous sommes à proximité de la ligne de démarcation, le guide part seul vérifier qu’il n’y a pas de ronde à l’horizon. Il revient et c’est le branle-bas de combat, il faut filer aussi vite que possible. Enfin la délivrance, nous sommes en zone libre, et c’est la joie dans le groupe. De nouveau la liberté, mais de quoi demain sera-t-il fait ?

Chacun reprend son chemin. Jacques passe par Issoudun où il me dépose chez l’oncle Herz, qui demeure dans un deux-pièces avec sa femme et trois enfants.

Jacques continue sa route avec Jean. J’apprendrai plus tard qu’il est descendu à Montauban où se trouve sa sœur Ida. Il trouvera un travail de jardinier dans une communauté catholique et sera ainsi protégé. Jean reste chez tante Ida, avec son mari Léon et leur fille Cécile. Quand les choses se gâteront, il sera hébergé dans une famille en pleine campagne et deviendra un grand ami de leur fils.

À Issoudun, je ne suis resté que peu de temps. Quelques jours après mon arrivée, un matin, à l’heure du laitier, de grands coups sont frappés à la porte : des gendarmes sont là, ils ont ordre de ramener Herz pour vérification d’identité et probablement partir travailler en Allemagne. Le temps de faire une petite valise et c’est fini. Toute la maisonnée est désespérée, Tante pleure, les enfants pleurent, comment savoir ce qui va se passer ?

Il n’est plus possible que je reste avec eux, une bouche de plus à nourrir, il ne faut pas y penser. Aussi, un beau jour, arrive M. Henri qui vient me chercher pour me ramener chez l’oncle Léon, frère de ma mère, qui a trouvé refuge en Creuse avec toute sa famille. J’apprendrai plus tard que M. Henri protège beaucoup de familles juives et qu’il est dans la résistance, on l’appelle Commandant, grade qu’il avait dans l’armée.

Je passerai toute la période de la guerre, avec Léon et sa famille, Madeleine, sa femme, Anna, leur fille de cinq ans. Nous demeurons dans un petit village près de Vidaillat, où une maison a été mise à leur disposition. Dans le même village se trouve une autre famille, très amie avec Léon.

Dans les villages alentour sont également hébergées de nombreuses familles juives. La population locale a nettement grimpé avec cette arrivée massive de réfugiés.

Dans les périodes normales, nous allons à l’école au village voisin, où de ce fait le nombre d’élèves a doublé. Après-guerre, quand je suis retourné sur place, la consultation des listes d’inscription m’a montré, à mon grand étonnement, que nous étions inscrits sous nos propres noms.

Dans les périodes difficiles, les enfants étaient séparés et cachés dans les fermes alentours.

Il faut rendre hommage à toutes ces personnes qui, sachant le risque encouru, ont toujours été solidaires et n’ont pas hésité à nous protéger ; ainsi qu’à celles qui n’intervenaient pas, mais sont restées muettes et n’ont pas fait de dénonciation. Grâce à ces personnes, Jacques, Jean et moi sommes restés en vie.

Jean est resté à Toulouse chez la tante Ida, qui l’a élevé dans sa famille. Après son BEPC, il est revenu à Paris où Jacques l’a accueilli et lui a donné une formation professionnelle. En ce qui me concerne, l’oncle Léon a été très généreux, il m’a élevé avec sa famille et m’a permis de poursuivre des études universitaires, et d’obtenir une situation d’ingénieur. Après la guerre, il s’intéressait régulièrement au retour des déportés, mais n’en parlait jamais. Ce n’est que plusieurs mois après que j’ai compris que je ne reverrais plus jamais mes parents. Ce fut une évidence et un non-dit. Ensuite, les années passant, je ne pouvais plus en parler et ce n’est que récemment, en faisant des recherches, que j’ai repris possession de ce passé.

Pour cette raison, j’écris mon histoire, pour laisser une trace pour mes enfants et petits-enfants.

 

Témoignage recueilli en 2011

 

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ISAAC PFEFER
Interné au camp de Pithiviers à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 17 juillet 1942 par le convoi 6
Assassiné à Auschwitz

DANIEL PFEFER
Fils d’Isaac Pfefer
en 1934