Photo de famille en 1932. De droite à gauche, Raphaël Bernard, son épouse Nacha (née Wolman) et son frère Luzer (déporté de Pithiviers le 21 septembre 1942 par le convoi 35). Archives familiales

Raphaël BERNARD
par son fils Aristide Bernard

Je suis le fils de Raphaël Bernard, né le 26 novembre 1903, et de Nacha Wolman, née le 16 mars 1907. D’après leur acte de mariage, mon père vient de Wloclawek et ma mère de Gabin, en Pologne. Je ne sais pas s’ils sont venus ensemble. Je pense qu’ils sont arrivés en France en 1930, pour gagner leur vie, pour travailler tout simplement, et ils se sont mariés le 14 mars 1931 à la mairie du 11e arrondissement à Paris. Je suis né en 1932. Je ne sais rien d’eux, j’étais petit.

J’ai retrouvé une photo avec un frère de mon père qui date de 1932. Je ne sais pas ce que ce frère est devenu. Je ne sais absolument rien de ma famille, si mon père avait d’autres frères et sœurs. Quand ma mère a été arrêtée, j’étais dans le Loir-et-Cher, caché à la campagne jusqu’en 1945.

Je ne pense pas que mes parents étaient pratiquants. Ils parlaient yiddish, je l’ai en mémoire, mais il m’en reste très peu. J’allais à l’école, rue du Petit-Thouars, et ensuite à l’école de garçons, rue Béranger.

On vivait, on n’était pas malheureux. Je me souviens avoir demandé à Maman : “quand est-ce qu’on ira au magasin où tu m’as acheté ?”. C’est tout ce dont je me souviens.

Je ne vois plus très bien à quoi ressemblent mes parents. J’ai une photo de mon père qui s’était engagé comme on le voit sur la photo. Elle a dû être prise entre 1939 et 1941, puisqu’il a été arrêté en mai 1941. J’ai trois uniques photos, c’est tout ce que j’ai. Je les avais avec moi à la campagne.

Jusqu’en 1939, j’habitais avec mes parents à Paris, 12 cité du Petit-Thouars dans le 3e arrondissement. Ma mère était couturière et mon père tailleur. Réfugiés à Trehet en 1939, nous sommes remontés à Paris. Puis mes parents m’ont replacé au même endroit.

Pendant ce temps, ma mère était à Paris, cachée avec une amie, Madame Dratwa, dans le même appartement. Elles ont été arrêtées dans la rue, à la rafle du Vel d’Hiv. Elles sont parties toutes les deux dans le 38e convoi. Jacob Dratwa a été déporté par le convoi 4, mon père par le convoi 6. J’ai appris tout ça grâce aux papiers, sinon je ne savais absolument rien de mes parents.

Je ne savais pas ce que signifiait être juif. J’ai porté l’étoile, mais pour moi, c’était une décoration, je ne me rendais pas compte. Rue du Petit-Thouars, il n’y avait pratiquement que des Juifs. Je ne me rendais pas compte des interdictions. Je me souviens que c’est ma maman qui avait cousu l’étoile. Elle la portait aussi, je m’en souviens très bien. Elle n’en parlait pas non plus.

De toute façon, j’ai très peu de souvenirs de mes parents. Je me souviens seulement de ma petite sœur, Madeleine. Elle avait 3 ou 4 ans. C’était un jeudi quand elle s’est ébouillantée. Je jouais dans la cour en bas, elle m’a appelé. Une seconde d’inattention et ce fut la catastrophe, elle s’est renversée une casserole d’eau bouillante. Elle est morte deux ou trois jours après. Je me souviens que l’on allait au cimetière apporter des fleurs. Elle était née en 1936.

Quand ma mère a été arrêtée, j’étais donc dans le Loir-et-Cher. Je n’avais pas de nouvelles de ma mère quand j’étais à la campagne. J’allais à l’école, j’ai passé mon certificat d’études, j’ai été reçu le premier du canton, mais je n’ai aucun mérite, vu le niveau des gens de la campagne. J’ai perdu mon temps. Je secondais l’instituteur. Chez les gens qui me gardaient, pendant ce temps-là, je gardais les chèvres. Je ne me souviens plus de leur avoir dit maman ou papa. Je les appelais toujours Monsieur ou Madame. Ils devaient savoir que les enfants qu’ils gardaient étaient juifs. Au début, ils n’étaient pas payés et ensuite, ils ont sans doute été payés.

Dans cette famille, j’étais un peu le souffre-douleur, ce n’était pas la torture, mais je trouvais ça normal. La tendresse, je ne connaissais pas, c’était toujours des coups. Enfin, je n’étais pas marqué. J’étais peut-être un peu dur aussi. Je ne connaissais rien d’autre. Je ne me souviens pas qu’on m’ait pris sur les genoux, qu’on m’ait câliné. Pour mes parents, c’était pareil. Je pense qu’ils devaient bien m’aimer. Ils travaillaient dur et ils ne devaient pas avoir beaucoup de temps.

Sarah, la fille de Madame Dratwa qui est comme une sœur pour moi, qui avait trois ans de plus que moi, s’est sauvée quand sa mère a été arrêtée et nous a rejoints. C’est elle qui nous a appris l’arrestation de ma mère. Elle et son frère ont été recueillis par des religieux, puis sont partis en Israël à la Libération, alors que moi, j’ai été à Montmorency, dans la maison du Renouveau de Madame François, amené par Madame Lespagnol, que l’on avait connue pendant l’exode et chez qui j’ai été réfugié. Je me souviens que dans le même orphelinat, il y avait André Schwartzbart qui a eu le prix Goncourt.

Madame François était assez rude. J’y suis resté jusqu’en 1947. C’est à l’orphelinat qui était sans doute au courant de tout que j’ai appris pour mes parents. On était tous des enfants de déportés, tous dans le même cas, on avait tous la même histoire, même si chacun avait sa propre histoire.

À ce moment-là, des amis de mes parents connaissaient une famille, Monsieur et Madame Syloski, qui s’était installée à Dijon, pour raison de santé, après avoir eu une épicerie à Paris. Ils n’avaient pas d’enfant et j’ai habité chez eux jusqu’à mon mariage. J’ai été adopté à 50 ans et je porte le nom de jeune fille de la dame chez qui j’habitais. Maintenant, je m’appelle Bernard-Zilberberg. J’ai toujours travaillé pour eux depuis 1947. Je les considérais plus comme des patrons que comme des parents. Je les appelais Monsieur et Madame. Ils disaient que l’école ne servait à rien, je n’ai pas pu continuer, je ne connaissais personne. Mais, pour mes enfants, je les ai poussées autant que j’ai pu. Il n’y a rien de tel que les études.

Je n’ai pas parlé de tout cela à mes enfants, elles ne savent pas grand-chose. Ma fille qui est en Israël s’y intéresse plus, elle me pose des questions sur ses grands-parents. Ma femme était catholique, elle s’était convertie pour moi, parce que mes parents avaient été déportés comme Juifs, et on s’est mariés à Copernic.

Après la guerre, avec Sara Dratwa, on s’est arrêtés devant l’appartement, mais on n’est pas entrés. Tout a dû être pillé.

Ce témoignage, j’ai envie de le faire pour que mes enfants aient un souvenir après moi, qu’ils recherchent peut-être après moi qui j’étais. Tant que quelqu’un pense à vous, on n’est pas mort. Je sais que ma femme est toujours là. On est mort le jour où tout le monde vous a oublié.

 

Témoignage recueilli en 2008

 

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RAPHAËL BERNARD
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 17 juillet 1942 par le convoi 6
Assassiné à Auschwitz le 24 octobre 1942 à l’âge de 39 ans

ARISTIDE BERNARD
Fils de Raphaël Bernard
à Paris en 1932