Mordko Jedynak avec son épouse Rachel et leur fille Dora (1935-1936, sd, sl). Archives familiales

Mordko JEDYNAK
par sa fille Dora Jedynak

Mon père a été arrêté le 14 mai 1941 et ma mère le 25 juillet 1942. Tous deux ont été assassinés à Auschwitz.

Mon père faisait partie du convoi 5 qui a quitté Beaune-la-Rolande en direction d’Auschwitz le 28 juin 1942. Il n’avait que 36 ans. Il était né en Pologne à Sucheniew, petite bourgade à environ 100 km au sud de Varsovie, dans une famille de condition modeste.

Son père travaillait le cuir, il était cordonnier, et sa mère s’occupait de ses nombreux enfants (11, je crois).

À une dizaine de kilomètres de Sucheniew se trouvait Szydlowiec, autre shtetl bien plus animé, ayant une culture artistique qui attirait les jeunes des environs. À Szydlowiec, le cinéma Corso a été installé dès les années 1920 dans un appartement loué à Schloyme Fisenberg, et la directrice, Mme Haïfa Glikes, faisait venir des films muets avec le concours d’un violoniste qui accompagnait la projection. Par la suite, les frères Flaschenberg prirent la direction du cinéma et le modernisèrent en installant un gramophone. Cette distraction attirait la jeunesse et c’est ainsi que mon père a rencontré ma mère, native de Szydlowiec, et qu’il l’a épousée le 14 mars 1929.

Cependant, la vie en Pologne était difficile et mon père souhaitait rejoindre ses frères et une sœur déjà installés en France, à Paris. Il rêvait de goûter lui aussi au bonheur d’être “heureux comme un Juif en France”. Il laissa à Szydlowiec sa femme enceinte qui devait venir le rejoindre dès qu’il aurait une situation et partit pour la France, où, d’après les documents, il serait arrivé le 29 septembre 1929, hébergé par Jacques, son frère aîné.

Après ma naissance (je suis née à Szydlowiec le 8 juin 1930), maman, femme de caractère, très énergique, n’hésita pas à quitter toute sa famille (elle ne se doutait sans doute pas qu’elle ne la reverrait jamais) avec son bébé dans les bras pour rejoindre son mari.

Ce fut pour mes parents une période difficile car ils vivaient aux crochets de la famille Jedynak, chez Jacques, homme très bon, mais affirmant son autorité de frère aîné. Il avait déjà cinq enfants, et maman, de tempérament très indépendant, supportait mal cette promiscuité. Finalement, ils s’installèrent dans le 18e arrondissement, 2 rue de l’Évangile, dans un logement misérable, constitué d’une seule pièce, sans aucun confort. Je me souviens qu’il y avait un grand lit dans un angle, dans lequel je dormais avec mes parents. Ce logement, situé au premier étage d’une construction de deux étages, donnait sur une cour dans laquelle se trouvaient un point d’eau et les WC, et cette cour débouchait sur la rue de l’Évangile face à une église. Je me souviens avoir grimpé sur le bord de la fenêtre pour essayer d’apercevoir les communiantes parées de leurs robes en organdi que j’admirais et que j’enviais !!!  

Mes parents ne pratiquaient pas la religion et, par une curieuse ironie du sort, nous habitions rue de l’Évangile et le frère aîné de papa, Jacques Jedynak, demeurait rue Dieu, dans le 10e  !!

Un soir par semaine, mon père rendait visite à son frère aîné. Je l’accompagnais et je retrouvais avec bonheur mes cousines Paulette et Jacqueline, ainsi que leur maman, ma tante Merla qui faisait de si bons leïkers… Elles ont, toutes les trois, été assassinées à Auschwitz.

Maman, femme courageuse et énergique, et malgré l’obstacle de la langue française qu’elle ne maîtrisait pas, avait réussi à obtenir le 2 novembre 1933, soit à peine deux ans après son arrivée en France, le statut officiel de marchande ambulante, comme en atteste un document du Registre de Commerce en ma possession. Elle vendait de la lingerie féminine sur les marchés, et pendant le week-end, mon père s’installait près d’elle avec un étalage de chaussures. (Une projection dans le hall du CDJC les montre tous deux derrière leurs stands)

Je me souviens qu’une fois, maman m’avait installée avec un petit stand de guêtres en cuir (un lot qu’elle avait dû acheter), mais j’étais tellement timide que je n’osais pas interpeller les passants, comme maman me le suggérait. Contrairement à elle, je ne suis pas douée pour les affaires et je n’ai pas la bosse du commerce. Mes parents travaillaient sept jours par semaine et ne prenaient jamais de vacances.

En janvier 1937, nous avons déménagé pour un logement un peu plus grand. Nous sommes venus habiter 42 rue Marcadet, un logement composé de deux pièces et d’une minuscule cuisine. Par la fenêtre donnant sur la rue des Poissonniers, très commerçante, je pouvais voir l’épicerie en face. Le matin, une voiture tirée par des chevaux faisait la livraison des bidons de lait dans un grand vacarme. J’étais fascinée par ce spectacle.

Ce n’était pas le luxe, mais mon père avait enfin sa boutique de cordonnerie au 43 rue Marcadet, juste en face de notre logis. J’avais alors 6 ans et j’allais à l’école primaire de filles rue des Poissonniers. J’étais une enfant timide et solitaire et dès la sortie de l’école, je courais rejoindre mon père. C’était un homme très doux, plein d’humour et j’aimais sa compagnie. Sa boutique jouxtait une charcuterie et lorsqu’il sentait l’odeur du boudin lui chatouiller les narines, papa m’envoyait lui en acheter un morceau qu’il dégustait de suite. La charcutière le connaissait bien et le taquinait souvent.

À cette époque, les enfants de condition modeste jouaient dans la rue, et mon grand plaisir était de dessiner sur le trottoir devant la boutique de papa avec des craies de couleur. Je faisais de grands personnages que mon père admirait. Il était sûr qu’un jour je serais une artiste peintre. La vie en a décidé autrement. Je garde un souvenir merveilleux de cette trop courte période de ma vie. Pour avoir un peu d’argent de poche, je rendais de menus services aux clients de mon père en leur apportant leurs chaussures réparées.

En juillet 1938, ma petite sœur Jacqueline est née et ce fut une joie pour moi de découvrir cette poupée vivante. J’aimais la coiffer avec de larges rubans à l’achat desquels je consacrais une grosse partie de mon argent de poche.

Septembre 1939, déclaration de la guerre. Mon père, comme beaucoup de Juifs étrangers, s’est engagé comme volontaire dans l’armée française pour défendre sa seconde patrie et appuyer la demande de naturalisation française qu’il avait déposée pour lui, sa femme et pour moi, née en Pologne (demande qui, en raison des circonstances, n’a jamais abouti et m’a occasionné d’énormes tracasseries administratives, par la suite). Jacqueline, née à Paris, était française de naissance. Il a été incorporé dans l’Infanterie sous le matricule 1554, grade 2e classe. Il était vêtu d’un uniforme bleu ciel avec des bandes molletières et un calot assorti. Je me souviens l’avoir vu dans cette tenue.

En septembre 1940, il a été démobilisé. Maman, Jacqueline et moi étions allées le rejoindre à Caussade, comme en atteste une photo en ma possession. Nous sommes revenues à Paris et mon père a retrouvé sa boutique de cordonnerie.

13 mai 1941 : comme des milliers d’étrangers, mon père a reçu un “billet vert” qui lui enjoignait d’avoir à se présenter dès le lendemain au commissariat de son quartier pour vérification de situation. Je me souviens d’une discussion assez vive entre mes parents au sujet de cette convocation. Quelqu’un était venu les prévenir du danger, et maman suppliait son mari de ne pas se présenter, mais mon père qui affirmait n’avoir rien à cacher, confiant dans la Justice française, et persuadé que son engagement dans l’armée le protégeait, ne voulait rien entendre. De plus, disait-il, pourquoi me mettre dans l’illégalité, au risque d’exposer ma famille à des représailles ?

Son entêtement lui a valu d’être envoyé à Pithiviers. Je me souviens être allée le voir dans un baraquement en bois et ma petite sœur se souvient l’avoir vu derrière des barbelés. Elle n’avait que trois ans.

Je me souviens aussi qu’il n’avait le droit de recevoir que du courrier écrit en français, à cause de la censure, et c’est moi qui traduisais ce que maman me dictait en yiddish. Je faisais également ce travail pour une amie de maman, Madame Diamant. Je n’avais que 11 ans et j’étais déjà traductrice.

Jusqu’à cette époque, j’ignorais que nous étions juifs et que c’était un crime. Je ne comprenais pas la raison de l’incarcération de mon père. Par la suite, j’ai reçu des documents qui m’ont appris le véritable motif de son internement : EN SURNOMBRE DANS L’ÉCONOMIE NATIONALE.

Concentré le 14 mai 1941 sous le n° 49303 n° du cc 1222.967 (selon le fichier individuel de la Préfecture de Police de la Seine). Transféré à Beaune-la-Rolande le 11 décembre 1941. Détaché en Sologne, ferme “Ousson”. Rentré au camp le 8 mai 1942. Muté le 27 juin 1942 (Quelle ironie) pour le camp d’extermination par le convoi 5 qui a quitté Beaune-la-Rolande le 28 juin 1942.

Je suis scandalisée par ce terme inscrit sur la fiche du camp de Beaune-la-Rolande. Ils osent parler de mutation. Étaient-ils ignorants du lieu de destination ou était-ce une dernière humiliation ?

À partir de cette période, ma vie a basculé. Nous avons été confrontées aux lois anti-juives. C’est ainsi qu’une ordonnance allemande du 29 mai 1942 ayant rendu obligatoire le port de l’étoile jaune à partir de 6 ans en zone occupée à compter du 7 juin 1942, la veille de mes 12 ans, Hitler m’a donc offert cette étoile pour mon anniversaire !

Le 16 juillet 1942, rafle du Vel d’Hiv. Maman, ma petite sœur et moi, cachées chez une grand-mère, Mme Huchet, avons été dénoncées, et le 25 juillet à l’aube, des policiers français en uniforme venaient nous arrêter.

Maman, victime d’une crise cardiaque, a été transportée sur un brancard à l’hôpital Rothschild, puis au centre de séjour surveillé des Tourelles jusqu’au 13 août, date de son transfert à Drancy qu’elle a quitté le 11 septembre 1942 pour Auschwitz par le convoi 31.

Jacqueline et moi sommes conduites à l’UGIF, rue Lamarck, d’où l’OSE nous a fait sortir en février 1943 pour nous cacher sous de faux noms (on m’appelait Denise et non Dora) chez des paysans à Landivy (Mayenne). Madame Trohel, la fermière, ne voulait pas de Jacqueline (quatre ans), trop petite pour travailler, mais devant mon refus de me séparer de ma petite sœur (je l’avais promis à Maman), elle s’est inclinée et nous l’avons bien regretté. Nous étions tombées chez des gens assez rustres et peu compatissants. L’homme buvait et hurlait des grossièretés. Leurs enfants, Joseph, 15 ans, et Marie-Josèphe, 17 ans, nous rudoyaient et nous n’avions pas droit à la même nourriture qu’eux.

Malgré mon jeune âge, je ne suis jamais retournée à l’école. On m’employait comme bonne à tout faire. Ma petite sœur, traumatisée par “l’abandon” de sa maman, avait recommencé à faire pipi au lit, ce qui lui valait chaque matin au réveil une rude correction à coups de sabots qui la faisaient tomber à terre pour recevoir ainsi le reste de la volée. Ce dont elle se souvient encore !!

Nous avons l’une et l’autre un triste souvenir de cette période de deux ans et sept mois, passée à Landivy, dont il nous est resté des séquelles morales et physiques. Nous avons néanmoins miraculeusement échappé à la déportation.

Cependant, dès la disparition de nos parents, il nous a fallu supporter notre condition d’orpheline, sans aucune protection ni affection parentale, et leur destin tragique a modifié pour toujours notre rapport à l’existence.

 

Témoignage recueilli en 2010

 

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MORDKO JEDYNAK
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Assassiné à Auschwitz

DORA JEDYNAK
Fille de Mordko Jedynak
Née le 8 juin 1930 à Szydlowiec