Kalma-Jankiel Szmukler (sd, sl). Archives familiales

Kalma-Jankiel SZMUKLER
par sa fille Raymonde Tolub

Je suis née en décembre 1944 et ce que j’écris est ce que j’entendais dire à la maison.

Mon père est né en Pologne, à Stopnica en 1906. On ne connaît pas la date exacte. Il disait : “A rochechoune” (Roch hachana). Pour l’état civil, il était rajeuni de quatre ans. Je pense que c’était pour retarder son départ au service militaire.

Il devait partir à Lodz pour apprendre un métier dans la chaussure, mais comme il n’y avait pas de travail, il a appris le métier de tailleur dans l’atelier du père de ma mère. Il disait : “Comme Jacob, j’ai travaillé chez mon futur beau-père pour avoir le droit d’épouser sa fille”.

Je sais peu de choses sur mon père. Quand il était jeune, il allait au heder, il connaissait les prières, il chantait très bien, il savait lire et écrire le yiddish, ainsi que le polonais. Plus tard, il a adhéré aux nouvelles idées socialistes en Pologne. Il était membre du Dror.

Je ne sais pas s’il avait beaucoup de frères et sœurs. Sur une photo, on le voit avec sa mère, un frère aîné, un frère plus jeune et une petite sœur. Son père était parti aux États-Unis, avant la guerre, espérant trouver du travail et faire venir sa famille. Malheureusement, il est décédé de la tuberculose qu’il a contractée là-bas. Mon père n’a pas pu faire venir sa mère en France car il y avait un problème de quota. En 1942, toute sa famille a été parquée dans le ghetto de Stopnicka, puis emmenée à Treblinka où elle a péri. Mon père n’a plus jamais eu de nouvelles de sa famille. Après la guerre, quelqu’un a dit à mon père qu’on avait vu ses deux frères dans un camp. Mon père a pleuré.

Ma mère Itla Judkowicz, née en 1908 à Stopnicka, était la plus jeune d’une fratrie de quinze enfants. Sa mère est décédée (probablement d’un cancer) peu après sa naissance et c’est sa sœur aînée qui venait de perdre un garçon qui l’a allaitée.

Cette sœur est partie aux États-Unis avant la guerre avec son mari et ses enfants. Puis elle a fait venir son frère et toutes ses sœurs, sauf ma mère, la plus jeune, qui est restée avec son père qu’elle adorait. Il était religieux, il portait une belle barbe blanche et une casquette en feutre noir. Il était juste et bon. Il avait un atelier avec plusieurs ouvriers. À Pessah, il blanchissait les murs à la chaux. Quand il est mort, cela a été un choc pour ma mère. Elle se retrouvait seule, orpheline et désespérée. C’est la mère de mon père qui l’a recueillie. Dans ce nouveau foyer, elle a appris à cuisiner. Elle allait au Dror, elle lisait beaucoup la littérature française.

Ma mère avait un “répondant” en France, une cousine qui habitait rue Jules Verne dans le 11e arrondissement. Grâce à elle, ma mère a quitté la Pologne dans les années 1930 environ. Elle s’est étonné qu’on ait donné le nom de ce grand écrivain qu’est Jules Verne à une si petite rue !

En 1931, mon père est venu en France pour se faire opérer, il est resté quelque temps à l’hôpital, puis mes parents se sont installés au 14 rue de l’Équerre à Paris dans le 19e arrondissement, dans une pièce qui leur servait à la fois de logement et d’atelier. Ma mère a dit : “Nous vivrons en union libre”. Mais, en 1934, ils se sont tout de même mariés. Ma sœur aînée avait un an et demi. En 1936 et 1938, mes deux frères sont nés. Cette année-là, ils ont déménagé pour un appartement de deux pièces avec cuisine et WC, au 1er étage d’un immeuble donnant sur une 1re cour devant et une 2e cour derrière, 83-85 rue de Belleville.

C’est à ce moment-là que, le 13 mai 1941, mon père a reçu le “billet vert”. Au matin du 14, il s’est rendu, confiant, au commissariat de la rue Pradier, d’où on l’a embarqué, avec les autres, vers la gare d’Austerlitz pour le camp de Beaune-la-Rolande, baraque n°9. Pris au piège.

Au mois de juillet, ma mère et ma sœur aînée ont pu lui rendre visite. Ma sœur se souvient de l’avoir vu derrière les barbelés. Mon père a obtenu une permission de trois jours délivrée par le capitaine du camp. Ma mère était alors enceinte de mes sœurs jumelles. Cette permission a été prolongée de 12 jours par le commissariat de Police du quartier.

À partir de ce moment-là, ma mère a dit à mon père : “Tu ne repars pas”. Ma sœur et mes deux frères ont été placés, cachés chez des nourrices en dehors de Paris.

Mes parents sont restés dans l’appartement, rue de Belleville. Quand la police française est venue chercher mon père, ma mère a dit qu’il n’était pas là. En fait, il était derrière l’armoire placée en biais devant l’encoignure de la chambre. Il se terrait, plaqué contre le mur, les pieds relevés contre le fond de l’armoire.

Un des policiers a dit : “Nous reviendrons”. Effectivement, deux policiers sont revenus, très tôt le matin. Mes parents se sont précipités directement du lit vers la fenêtre et ont sauté dans la cour. Ils avaient installé une corde à l’appui de la fenêtre quelques jours auparavant. Ils ont couru vers l’immeuble du fond de la cour, sont montés jusqu’au 5e et dernier étage et se sont cachés dans les toilettes du palier dont la porte était identique à celle des appartements. Ma mère a dit : “S’ils nous prennent, nous sautons”. Souvent, pendant la guerre, ma mère disait en yiddish : “On tue les Juifs”. Heureusement, dans l’escalier, l’un des policiers a dit à l’autre : “Viens, tu vois bien qu’ils ne sont pas là” et ils sont partis.

Mes parents se sont cachés dans la Vallée de Chevreuse, faisant de temps en temps des allers et retours pour vendre de la farine de châtaigne.

De retour à Paris, vers la fin de 1944, mon père a fait ouvrir l’appartement par le concierge sous la menace de l’arme d’un FFI. L’appartement était vidé.

À la mairie, mon père a reçu une table et quatre chaises en bois blanc qui se sont rapidement cassées. Mon père en a fait du petit bois pour se chauffer et ils ont continué à manger par terre.

Bien que ce soit très cher, mes parents nous ont emmenés chez le photographe “David” rue de la Présentation à Paris. Mon père voulait montrer à la famille des États-Unis que nous avions tous survécu.

 

Témoignage recueilli en 2009

 

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KALMA-JANKIEL SZMUKLER
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Permissionnaire non rentré en septembre 1941

RAYMONDE TOLUB
fille de Kalma-Jankiel Szmukler
Née en décembre 1944
Décédée le 22 décembre 2014