Moische Sztal au camp de Beaune-la-Rolande (entre mai 1941 et juin 1942, sd). Archives familiales

Chil-Yankel SZTAL, mon père, Moishe SZTAL et Yankel MICHALOWICZ, mes oncles
par Léon Sztal

Mon père Chil-Yankel Sztal est né le 20 décembre 1901, son frère, Moishe Sztal, le 21 mai 1905 et Yankel Mikhalowicz, mari de leur sœur Perla, le 13 avril 1912. Tous trois ont été internés au camp de Beaune-la-Rolande à la suite du “billet vert” et déportés.

Ils travaillaient tous ensemble dans une entreprise de vêtements de cuir avec le beau-frère, maroquinier, qui fournissait la matière première.

Le jour du « billet vert », j’avais huit ans, je revenais de l’école, je passais à l’atelier, à Saint-Maur, c’était mon chemin, j’étais dans le jardinet. Il devait être 5 ou 6 heures. Un flic a demandé mon oncle, Yankel Michalowicz, le maroquinier. Mon père est sorti dans la cour et je l’entends encore dire : “Est-ce qu’il y a quelque chose pour moi ?”. Effectivement, il lui a remis le “billet vert”. Le flic n’a même pas eu besoin de se déranger jusqu’à la maison, ils ont eu la convocation tous les trois en même temps. Je pense qu’ils devaient être inquiets, mais je ne l’ai pas remarqué. Une vérification d’identité, c’est toujours embêtant, même en situation régulière. Quand c’est la guerre, on s’attend à tout. Enfin, ils n’ont pas imaginé l’internement. Pourtant, auparavant, quelques signes avaient semé l’inquiétude : un cousin venu d’Allemagne après la Nuit de Cristal, et puis surtout le tampon juif .

Je me rappelle que le lendemain, j’ai accompagné mon père jusqu’au commissariat avec ma mère, ma sœur et mon frère. Toute la famille était là, puisqu’ils étaient trois concernés, y compris l’oncle qui n’était pas convoqué. Tout le monde n’est pas rentré dans le commissariat. Les trois femmes sont retournées chercher des vêtements et de la nourriture, comme il était demandé.

Je me souviens que ce n’étaient pas des autobus, mais des paniers à salade de la préfecture de Police, qui les ont emmenés. Le flic qui conduisait était un de leurs amis. Il était affolé, ne sachant pas quelle attitude adopter. Nous sommes restés quelques jours dans l’incertitude, ignorant leur destination.
 
Ma mère, la première, est allée rendre visite à notre père avec nous, les trois enfants, peut-être entre le 15 et le 30 juin 1941. Sarah, la femme de mon oncle Moishe, y est allée aussi avec ses enfants.

On prenait le car à la porte d’Orléans, avec sans doute une autorisation. Beaucoup de femmes s’y trouvaient. On est entrés dans le camp, on a embrassé notre père. Nos oncles étaient cinq à six mètres plus loin, de corvée de jardinage, pour arranger les bordures. On n’a pas eu le droit de leur dire bonjour, les gendarmes nous en ont empêchés. C’était entouré de barbelés. Je n’ai que de vagues souvenirs. On est partis sur le côté, on s’est assis un moment, le temps de lui donner le peu de victuailles qu’on avait apportées, et puis nous sommes repartis. Cela n’a pas duré très longtemps.

Ma mère y est retournée plusieurs fois, sans nous, est-ce pour une question d’argent ? Elle est sortie du camp avec mon père pour se promener et l’a encouragé à s’évader. Il a refusé, pour ne pas laisser les autres dans le camp, ou peut-être par peur des représailles. Notre mère nous tenait au courant. Mon père envoyait des lettres, mais nous ne les avons pas gardées. Ont-elles été détruites par précaution au moment des rafles ? Ont-elles été perdues dans les déménagements successifs ? J’avais une petite brouette, un jouet en bois qu’il m’avait fait envoyer et je l’ai perdu dans les déménagements.

Ma mère a essayé de faire libérer mon père comme conjoint d’aryenne. Elle n’a pas réussi, elle a même été jusqu’à voir Xavier Vallat qui lui a dit que les Allemands ne voulaient pas, ce qui est faux. Sans doute ce type voulait-t-il de l’argent.

Les deux frères et le beau-frère sont originaires de Strykow près de Lodz, en Pologne.

Je crois que la famille travaillait les peaux de mouton, le grand-père les lavait dans la rivière. Je sais qu’à un moment, par manque de travail, ils sont allés gagner leur vie dans une fabrique de chicorée à Lodz.

Mon père est parti en Palestine en passant par l’Allemagne entre 1921 et 1925, puis par la Belgique. Là-bas, il a attrapé le paludisme. Comme il était malade, ils n’avaient pas la possibilité de le garder. C’était trop dangereux car les Arabes venaient les assassiner dans les infirmeries. Il est retourné en Belgique où il s’est marié avec ma mère, originaire de Liège. Ils y sont restés jusqu’en 1932. Mon frère est né en 1925, ma sœur en 1929 en Belgique. Je suis né en France en 1933. Ils étaient bien en Belgique, leur vie était plus facile, ils habitaient la banlieue de Bruxelles. Ils auraient dû y rester. Ils sont venus parce que le troisième frère était à Paris. Ils sont arrivés en France vers 1932. Après avoir habité à Paris, les trois frères ont loué un grand pavillon à Saint-Maur où toute la famille habitait. Il y avait un petit bâtiment annexe qui leur servait d’atelier. Ils travaillaient dans le cuir. Ils ont pas mal galéré, mais à la fin, ça commençait à aller un peu mieux. Malheureusement, la guerre est arrivée.

Mon père parlait le yiddish, l’allemand et avait appris le français par admiration pour le pays ; je ne l’ai jamais entendu parler polonais. Il était peut-être sioniste.

Mon père n’était pas pratiquant, contrairement au frère aîné, surtout une fois libéré de l’emprise du shtetl. La dernière fois que je suis allé à la synagogue avec mon père, c’était pour Yom Kippour, lui était au dernier rang et mon oncle au premier. De plus, ma mère n’était pas juive.

Elle a été très courageuse Elle a sauvé trois enfants au moment de la rafle du 16 juillet 1942 : ceux de ma tante Sarah, la femme de Moishe et le petit garçon de Perla, la femme de Yankel. Elle s’en est occupée pratiquement jusqu’à leur majorité avec l’aide du troisième frère qui n’a pas été arrêté. Il s’était caché la veille de la rafle avec sa famille chez une dame. Et je me souviens que cette dame qui le cachait était venue dire à ma tante Sarah : “Venez dormir chez nous” et ma tante a dit : “Je ne risque rien, ils ont déjà pris mon mari”.

Ma tante Sarah, raflée ce jour-là, a, dans un premier temps, refusé de confier ses deux enfants à ma mère qui se proposait de les garder.

Le flic qui n’était pas salaud a renchéri : “Là où vous allez travailler, vous ne les verrez pas beaucoup. Ils seront dans des maisons spéciales, il vaut mieux ne pas les emmener”. Je ne sais pas s’il savait. Elle a vite compris et les a laissés.

Ma tante Perla a été prise aussi le 16 juillet, après s’être cachée chez la voisine du dessus. Elle était redescendue chez elle pour chercher du lait, et les flics sont revenus la cueillir.

Jusqu’au 16 juillet, on ne peut pas dire qu’on se méfiait tellement. On savait que les hommes avaient quitté Beaune-la-Rolande vers l’Est et on pensait qu’ils étaient là-bas pour travailler. Après le 16 juillet, tout était plus difficile. Dès qu’on entendait un bruit, il fallait se cacher chez des voisins. Ma mère n’avait pas la possibilité matérielle de partir.

On n’a pas porté l’étoile du fait que ma mère n’était pas juive. Elle était convertie, mais n’en a pas fait état. Ma mère était très affolée. Le port de l’étoile s’est décidé en juin 1942, elle pleurait, et disait à ses belles-sœurs : “Vous ne sortirez pas avec cette étoile, moi, j’irai faire vos courses”. Elle a tout fait pour qu’on ne la porte pas. Ma cousine qui avait déjà huit ans ne l’a pas portée non plus. On n’arrêtait pas les enfants comme ça dans la rue, en tout cas pas en banlieue. On est retournés à l’école en octobre à Saint-Maur sans l’étoile. D’autres enfants la portaient, je me souviens de l’un d’entre eux qui s’appelait Bercovic. Un autre, non-juif qui essayait de se faire une étoile en carton, s’était fait engueuler par l’instituteur.

Il n’y avait pas d’antisémitisme dans cette école, de plus on était connus. Même les voisins, des gens assez simples, n’ont jamais dénoncé mon oncle et sa famille qui allaient dormir tous les soirs chez une voisine.

Trois ou quatre jours avant le 27 juin 1942, il commençait à y avoir des rumeurs. L’ambiance à la maison était assez dramatique. Je ne sais pas comment on a été prévenus. Les internés ont dû voir partir le convoi précédent. On commençait à sélectionner les gens dans certaines baraques. On nous avait dit qu’ils partaient en Allemagne pour travailler.

Mon frère et mon oncle essayaient de trouver un peu de travail, par un ami qui était fourreur à Paris. Une fois, ils ont réparé des treillis pour des Allemands. On est arrivés à se débrouiller en faisant tout un tas de trocs. On touchait quelque chose de l’OSE qui donnait un peu d’argent, je ne sais pas comment ça se passait.

Puis on n’a plus eu de nouvelles. Ma mère attendait que la guerre se termine et tout le monde pensait qu’ils reviendraient. Jusqu’à la libération des camps, chez nous, on ne savait pas. Je me souviens d’un voisin qui avait apporté un journal en montrant la libération d’un camp et toutes les atrocités. On a dit : “Ce n’est pas possible”. Deux ou trois jours après, il revient avec un autre journal parlant d’un autre camp. Là, le doute n’était plus permis. On a commencé à se rendre compte que peut-être, on ne les reverrait pas.

Ma mère allait assez souvent au Lutétia et malheureusement, sans résultat. Je crois qu’elle a appris sa mort par un déporté qui se trouvait à l’hôpital de Créteil. Mon père aurait été dans un commando de travail, abattu d’une balle dans la tête. Il paraît qu’il était atteint du paludisme, ou du typhus, ce qui rend un peu sourd. Je ne sais pas si ce commando dépendait d’Auschwitz ou de Birkenau. J’ai essayé de le savoir. Mon père est mort au bout d’un mois, le 30 juillet 1942 ; son frère, Moische, le 15 août 1942 et le beau-frère, Yankel le lendemain.

Je me souviens de maman, rentrant de l’hôpital, elle pleurait. Elle m’a tout raconté, on a pleuré et on n’en a plus jamais reparlé. On a reçu en 1952 un document de la mairie de Saint-Maur indiquant sa date de décès. Pour mes deux oncles, j’ai eu les dates par le Mémorial de la Shoah.

Ma mère parlait beaucoup de mon père : il était très gentil, très doux, désintéressé, facile à vivre, travailleur. Le peu de souvenirs que j’en ai le confirme, ainsi que tous ceux qui l’ont connu.

Comme famille directe, il me reste ma sœur, puisque mon frère est décédé assez jeune, et trois cousins.

 

Témoignage recueilli en 2008

 

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CHIL-YANKEL SZTAL
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Assassiné à Auschwitz le 30 juillet 1942 à l’âge de 38 ans

MOISHE SZTAL
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Assassiné à Auschwitz le 15 août 1942 à l’âge de 37 ans

YANKEL MICHALOWICZ
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Assassiné à Auschwitz le 16 août 1942 à l’âge de 30 ans

LÉON SZTAL
Fils de Chil-Yankel Sztal
Neveu de Moishe Sztal et Yankel Michalowicz
en France en 1933