Chaïm Kac au camp de Beaune-la-Rolande (18 mai 1942). Archives Germaine Kac-Mélikian

Chaïm KAC
par sa fille Germaine Mélikian

Mon père s’appelait Chaïm Kac, nous ne savons pas vraiment si l’orthographe de son nom et prénom sont justes. Mon oncle maternel d’Israël parlait de lui en le nommant Avram. En France, on l’appelait Charles et les papiers d’identité indiquent Chaïm. De même pour son nom de famille : est-ce Katz ou Kac ? Il est né à Czestochowa le 3 août 1903. On dit que j’avais un grand-père paternel rabbin. Ils étaient quatre enfants, mon père et trois filles : Hélène Rychner, Fanny Stchekactch et Anna  ??? qui ont eu cinq enfants, dont deux ont échappé au massacre, Joseph Rychner et Joseph Stchekactch.

Mon père a dû arriver en France vers 1930. Ma mère Itla Weintraub, née le 24 août 1906, est arrivée après lui, je pense qu’ils se connaissaient déjà en Pologne.

Mes parents se sont mariés à Paris, religieusement le 16 juillet 1933, civilement le 27 décembre 1934. Mon père, installé comme artisan ébéniste, avait des compagnons.

Mes parents eurent trois enfants. Nous naissons à Paris. Ma sœur aînée, Marie, naît le 8 juin 1937. Puis le 4 avril 1940, c’est notre tour, mon frère jumeau Serge et moi. Malheureusement, Serge n’a vécu qu’un mois. Il me manque. Sans l’avoir connu, je pense souvent à lui.

Quand mes parents se sont mariés, ils habitaient passage Montgallet, Paris 12e. L’atelier de mon père était passage Stinville, les fenêtres se faisaient face. Ma mère, femme au foyer, appelait mon père de chez elle lorsque le repas était prêt.

Les souvenirs de ma sœur commencent au départ de mon père pour le camp d’internement de Beaune-la-Rolande. Elle se souvient des autobus, nous en parlons peu.

Anna Numbergier, la cousine de mon père qui viendra nous chercher après l’arrestation de ma mère, m’a raconté que nous allions voir mon père un dimanche sur deux. Un dimanche, c’était elle, l’autre, nous. Elle avait un oncle interné avec mon père, ils étaient tous deux dans la baraque 19. Ma sœur a le souvenir de ces visites et du train qui nous y amenait.

Mon père nous envoyait des photos, je les ai encore, avec des dédicaces en français. Il a certainement envoyé des lettres que je ne possède pas. J’ai vu ses livres de compatibilité qui témoignaient de son français. Ils sont restés chez mon tuteur.

Il a fabriqué deux bateaux à Beaune-la-Rolande, pour chacune de nous, dédicacés pour nos anniversaires, avec nos noms et dates, nous avons toujours chacune le nôtre.

Il avait fabriqué une boîte à bijoux ou couture pour ma mère, en bois, genre palissandre. Dans cette boîte, il y avait un couvercle, une glace dans le couvercle et des petits casiers qui s’emboîtaient dans le fond. Un jour, cette glace s’est cassée, et derrière, il y avait une lettre pour ma mère qui n’avait jamais été lue. J’ai pensé avoir donné cette lettre à ma sœur qui n’en a pas le souvenir. Peut-être l’ai-je remise dans la boîte, restée chez mes tuteurs. J’ai essayé de la récupérer à plusieurs reprises, mais sans succès. C’est un de mes grands regrets. J’y pense souvent avec tristesse.

Joseph Rychner était mon cousin et tuteur. Sa mère, Hélène Rychner, sœur de mon père, était venue avec lui en France. Il devait avoir 14 ans. Lorsqu’elle est retournée en Pologne, elle a confié son fils à sa sœur Fanny Stchekactch, qui avait trois enfants. Joseph ne s’entendait pas avec eux. Alors il est venu vivre chez mes parents. Il est devenu apprenti tapissier. Nous avions 24 ans de différence. Il a été mobilisé en 1939, avec un autre cousin, Joseph Stchekactch. Ils ont été prisonniers en Allemagne, de 1940 à la capitulation. Pour les différencier, dans la famille, on disait le petit et le grand Jo.

Ma tante, Fanny Stchekactch, son mari et leur plus jeune fils, Marcel, ont été arrêtés pendant la rafle du Vel d’Hiv. Marcel, né en 1936, a fait partie de ces malheureux enfants séparés de leurs parents qui ont transité par les camps du Loiret. En juillet 1942, il avait 6 ans. Aucun n’est revenu. Leur second fils, Gilles, resté seul à Paris, très jeune, n’a pas pu survivre. Mes cousins Joseph Stchekactch et Joseph Rychner sont les seuls à avoir survécu.

C’est sans doute au moment où mon père a été déporté à Auschwitz que nous sommes parties avec ma mère en zone libre. Nous sommes allées nous réfugier à Chasseneuil-sur-Bonnieure, près d’Angoulême, en Charente. Je ne sais pas par quelle circonstance nous sommes arrivées en ce lieu. On trouve la trace de ma sœur sur le registre de présence de l’école de Chasseneuil, d’octobre 1943 à mai 1944. Le registre de l’année 1942 a disparu.

Ma mère travaillait comme employée de maison chez le docteur Dauliach. Il avait une femme et deux enfants, une petite fille qui venait de naître et un garçon de deux ans. Je me souviens très bien de leur maison.

Le 22 mars 1944, jour de foire au village, une division allemande (10 000 à 12 000 hommes), avec chars et gros armement, est arrivée avant le lever du jour pour encercler le village de Chasseneuil et arrêter des résistants. Ils ont fouillé toutes les maisons, les ateliers, les remises, les moindres recoins. Ma mère avait toujours sa carte d’identité sur laquelle était estampillé “Juive”. Elle ne l’avait pas changée, se croyant sans doute à l’abri en zone dite libre. Ils l’ont emmenée avec 127 résistants et une autre personne juive à la prison de la Pierre Levée à Poitiers. Puis elle a été internée à Drancy et déportée à Auschwitz. Nous étions là quand elle a été arrêtée, mais ils nous ont laissées, ma sœur et moi, parce qu’ils n’avaient pas d’ordre pour arrêter des enfants. Madame Dauliach et d’autres présents à ce moment-là nous l’ont confirmé.

Ma mère, d’après ce que l’on sait, a fait parvenir une lettre avant son arrivée à Drancy. Cette lettre était adressée à des cousins qui s’étaient réfugiés à Lyon. La cousine de mon père, Anna Numbergier, est venue nous chercher au péril de sa vie et nous a cachées par l’intermédiaire du docteur Berrier, au village de Thurins dans le Rhône. Anna nous a quittées en 1991, elle était née en 1922. C’était la mémoire de la famille. Elle me manque beaucoup, je n’ai pas eu le temps d’en connaître plus sur l’histoire familiale. Cela me manque tant aujourd’hui.

Après la guerre, ma sœur et moi avons été dans des maisons d’enfants de l’OPEJ, à Château-Gaillard, puis à Rueil-Malmaison.

Un conseil de famille s’est tenu le 23 novembre 1945 à Boulogne-Billancourt. Mon cousin Rychner, le petit Jo, est devenu notre tuteur à toutes les deux. Nous sommes restées encore quelque temps en maison d’enfants. Joseph s’est marié en 1946 avec Paulette Stein, qui déjà faisait partie du conseil de famille. Le 24 mars 1949, ils ont eu un fils, Gérard.

Mon cousin Joseph pensait peut-être qu’il avait une dette envers mes parents, qui avaient pris soin de lui lorsqu’il était jeune (ce n’est qu’une supposition).

La maman de sa femme, Albertine Stein, sans aucun lien de famille autre que celui d’avoir Joseph pour gendre, s’est occupé de nous comme elle s’occupait de sa petite-fille Micheline, dont les parents avaient été également assassinés. Nous l’appelions Mémé, c’est la seule personne qui m’a donné un peu de tendresse.

Nous n’avons jamais eu faim ou froid. Nous n’avons pas été des enfants martyrs, mais nous n’avons pas été gâtées non plus. Nous manquions surtout d’affection. Nous n’avions pas le droit de jouer ou de lire. Nous vivions sans tendresse, sans encouragement d’aucune sorte. J’étais plus jeune que ma sœur, donc un peu plus gâtée. Mais l’amour, la tendresse, les encouragements de mes parents m’ont manqué. Nos tuteurs nous ont fait quitter l’école dès nos 14 ans pour travailler en atelier. Les filles n’ont pas besoin d’instruction...

Joseph Rychner ne nous parlait pas de notre père, sauf pour nous dire que c’était une armoire à glace et qu’il dépassait tout le monde par sa taille. Je n’ai aucun souvenir de mon père. Je l’attendais. Je savais qu’il pouvait revenir. Une personne l’aurait vu à la fin de la guerre et aurait dit : “il était ébéniste, dans un atelier de bois, ce qui lui aurait sauvé la vie”. J’ai longtemps cru à ce faux espoir. D’après le registre des archives nationales, il aurait été gazé un mois après son arrivée au camp.

Il ne nous parlait pas non plus de notre mère, sinon en termes peu élogieux, donc je n’avais pas envie de poser de questions, je me sentais très mal, je culpabilisais. D’elle, j’ai peu de souvenirs, quelques petits flashs. Quand nous étions à Chasseneuil, je me souviens très bien, dans l’entrée, il y avait un coffre sur lequel j’étais assise. Le docteur Dauliach m’avait fait un vaccin et j’avais mal, ma mère m’avait donné comme dérivatif un trousseau de clefs que je jetais par terre. Elle le ramassait et c’était un jeu pour moi et je ne pensais plus à ma douleur, ma mère devait être très patiente. Ma sœur devrait avoir plus de souvenirs que moi. Comme moi, ma sœur ne parle pas. Déjà, pendant la guerre, nous n’arrivions pas à en parler, ma gorge était tellement nouée.

Mes parents, évidemment, m’ont beaucoup manqué. C’est le vide. J’ai le sentiment de ne pas être ancrée, sous moi, c’est un immense trou. J’ai eu du mal à accepter ce vide, ne rien connaître du passé. La présence de mes parents m’a toujours terriblement manqué. Encore aujourd’hui, les souvenirs me manquent cruellement.

Je suis restée longtemps sans en parler. Ce sont mes maternités qui m’ont redonné confiance en moi.

En 1982, avec notre fille de 15 ans et mon mari, nous avons fait des recherches à Chasseneuil-sur-Bonnieure car je ne savais rien des circonstances dans lesquelles notre mère avait été arrêtée. Nous  avons  retrouvé le médecin chez qui ma mère travaillait, le docteur Dauliach, qui est décédé depuis. Sa femme Suzanne, dont il était divorcé, a 93 ans. Depuis que nous sommes en relation, elle m’appelle “ma petite Germaine”.

En 2006, nous avons repris nos recherches à partir d’un petit bout de papiers où Anna Numbergier avait noté : “Berge à Thurins”. Nous découvrons qu’il s’agit de la famille Bergia, qui n’est plus à Thurins, mais à Brignais dans le Rhône. Nous parvenons à retrouver France Bergia. Elle se souvient bien des petites Kac et est heureuse de les retrouver vivantes. Elle nous raconte que le Docteur Gaétan Berrier et sa femme nous ont amenées chez eux une nuit. France était la bru de Dominica  Bergia dont elle avait épousé le fils, qui avait été envoyé en Allemagne pour le travail obligatoire. Les époux Berrier avaient bien précisé que nous devions, ma sœur et moi, rester sans sortir de la maison, cachées de tous, et personne ne devait savoir qui nous étions. France, qui avait un enfant, s’occupait de nous pendant que Dominica se chargeait du ravitaillement. Il en fut ainsi jusqu’à la libération, et nous avons été sauvées.

J’avais six oncles maternels, il ne m’en est resté que deux, Shimon et Harry Weintraub. Shimon vivait en Israël depuis 1923. Il s’est marié avec Fenia et a eu 4 enfants : Erga, Shlomo, Ester et Amos. Les deux garçons ont été tués pendant les conflits israélo-palestiniens. Harry, après avoir été déporté et avoir perdu sa femme et son enfant en déportation, a émigré aux USA. Il s’est remarié. Avec sa fille Frida, que nous voyons assez souvent comme tous nos cousins d’Israël, nous avons de bonnes relations, mais nous ne parlons pas la même langue. Du côté paternel, il ne me restait que deux cousins, les deux Jo, qui sont décédés aujourd’hui.

Quel carnage !!! Quelle honte !!!

J’ai deux enfants. Ils savent tout ce que je sais et suivent l’évolution de nos recherches. À nos petits-enfants, Lyson, 10 ans, et Victor, 7 ans, nous parlons aussi. Ce n’est pas un secret. Cela fait aussi partie de leur histoire. Ils nous demandent souvent pourquoi je n’avais pas de parents. Ils voient le bateau que mon père a réalisé au camp de Beaune. Dernier souvenir de mon père. Puis, plus rien. Le néant !

Lyson, l’aînée, est venue à l’inauguration de l’exposition des objets de Claude Ungar. Elle avait 3 ans. Mon fils Laurent et ma fille Laure étaient présents aussi. On continuera avec nos petits-enfants comme nous avons fait avec nos enfants.

Nous étions tous présents à Chasseneuil ce 22 mars 2014 pour commémorer les 70 ans de cette triste journée pour le village. Tous les ans, il y a une commémoration, avec beaucoup de Chasseneuillais, enfants et petits-enfants de ces résistants.

Avec ce “témoignage”, je fais revivre un peu mes parents et ma famille proche.

 

Paris, le 23 décembre 2014

 

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CHAÏM KAC
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Assassiné à Auschwitz le 20 août 1942 à l’âge de 39 ans

GERMAINE MELIKIAN
Fille de Chaïm Kac
Née le 4 avril 1940, sans droit du sol du fait de la déclaration de la guerre, naturalisée française en 1951.