Albert Schlanger, en Suisse, au camp de Mezzovico (15 août 1943). Archives familiales

Albert et Mendel SCHLANGER
par leur fille et nièce Léone Schlanger-Najman

Abraham (Albert), mon père, était le troisième d’une fratrie de huit enfants. Il est né le 3 octobre 1904 à Brzostek, à une centaine de kilomètres de Cracovie, où ses parents, Benjamin Schlanger et Laïa Goldman, étaient commerçants en grains. Son frère, David-Mendel, est né le 6 octobre 1912 à Gorzejowa (à 5 km de Brzostek) où la famille avait, entre-temps, acquis un moulin et une scierie. Mes grands-parents s’étaient mariés à Klasno, hameau dépendant du village de Wieliczka, le 21 août 1900.

Après le décès de mon grand-père, le 29 octobre 1921, la famille s’installe à Cracovie et Mendel fabrique des ceintures à domicile. Mon père, lui, part pour la France où il arrive en 1930. Il s’établit d’abord à Calais, comme bonnetier, puis à Saint-Denis, en banlieue parisienne, où Mendel le rejoint, ayant quitté la Pologne grâce à une carte de correspondant de presse d’un journal de Lodz folk un land. Les deux frères vivent ensemble, rue de Paris, à Saint-Denis.

Le 10 septembre 1939, mon père s’engage dans la Légion Étrangère, au Centre de recrutement des Volontaires Étrangers de Vincennes. Il ne sera jamais appelé.

Le 1er juin 1940, en pleine débâcle, il se marie à Paris, à la mairie du 18e avec celle qui deviendra ma mère, Alice Banatzeano. Ils ont peut-être l’espoir de protéger mon père qui a toujours la nationalité polonaise, alors que ma mère, d’origine roumaine, est née en France. Il n’en fut rien.

Mon père est “concentré” (arrêté), en même temps que son frère David/Mendel, le 14 mai 1941. Ils sont internés au camp de Beaune-la-Rolande respectivement sous les n° 1564 et 1565. Je ne sais rien de plus de cet épisode, ni qui les a accompagnés au commissariat, ni comment ils y sont arrivés. Mon père s’évade sans son frère, deux mois après, le 28 juillet.

Dans les extraits du cahier où sont consignées les entrées et sorties de chaque interné du camp de Beaune-la-Rolande (été 1941), il apparaît que mon père sortait en corvée presque quotidiennement, quelquefois deux fois par jour, accompagné de quelques hommes de sa baraque. Il est question de corvées de menuiserie ou de cuisine, effectuées à l’extérieur du camp, le plus souvent dans les cantonnements des gendarmes chargés de surveiller le camp (à l’école des filles et celle des garçons, où se situait l’ancien cantonnement allemand).

Mon père a sans doute pu, lors de ces sorties, préparer son évasion, en apprenant à se repérer en ville, mais aussi en entrant peut-être en relation avec des habitants de Beaune-la-Rolande.

Le 28 juillet 1941, date à laquelle mon père s’évade, il est absent du camp une bonne partie de la journée, puisque de corvée extérieure (“menuiserie”) matin et après-midi. Il n’est pas porté manquant au retour au camp de son groupe de corvée, mais on sait que ces cahiers ne sont pas toujours bien tenus. Cependant, son nom est suivi d’une petite croix : code utilisé pour montrer que les “hébergés” ne sont pas rentrés. Enfin, il semblerait qu’il se soit évadé seul, tous les autres internés de sa corvée étant rentrés au camp, ce jour-là. Mais, peut-être a-t-il rejoint un autre interné par la suite. En effet, 14 évasions ont eu lieu le 28 juillet 1941. Où est-il parti ? Vers Saint-Etienne ? Je ne sais pas. Je suis née le 25 janvier 1943, à Paris. Il est donc fort probable qu’il ait rejoint ma mère à Paris, au moins jusqu’en avril 1942.

Mon oncle Mendel, lui, ne cherche pas à s’enfuir. Le 31 août 1941, il est de corvée de cuisine et le 11 septembre 1941, il est autorisé à sortir du camp, apparemment sans surveillance. Pourquoi n’a-t-il pas saisi l’occasion pour s’évader ? D’autant plus qu’il était seul au camp depuis le 28 juillet 1941, date de l’évasion de son frère. Il est ensuite transporté à l’hôpital de Beaune-la-Rolande, le 18 septembre 1941, et ramené au camp le 26 novembre 1941. La raison de son hospitalisation n’est pas précisée. Son cas a sans doute été étudié par une commission de réforme. Néanmoins, son état de santé a, en définitive, été jugé “compatible” avec son “séjour” au camp.

Mendel part le 27 juin 1942, sous le “numéro” 746, avec le convoi 5, directement de la gare de Beaune-la-Rolande vers Auschwitz, après avoir passé la nuit à quai dans le train. Il avait trente ans.

Mon père, quant à lui, passe illégalement la frontière suisse à Gy, à la borne 199, le 2 octobre 1942. Il est arrêté à 10h du matin par un douanier suisse qui ramassait de l’herbe pour ses lapins et transféré au poste de la police cantonale de Jussy (petite commune située à 13 km de Genève). Mon père refuse catégoriquement de quitter le territoire suisse précisant je préfère le suicide à une balle allemande”. À 12h, il est remis à la police suisse et interné au camp de Varembé (Genève) où il reste douze jours. Suit une longue série de camps de travail où la discipline toute militaire est plus ou moins supportable : le camp de Büren, celui de Prêles, puis différents camps de la région de Lugano, Mezzovico et Ruvigliana. Entre-temps, il doit être hospitalisé car il souffre d’arthrose du genou. Le 2 octobre 1944, il s’enfuit du camp de Cossonay, près de Zurich. Pour les Juifs étrangers, le départ de Suisse est tout aussi problématique que l’arrivée. Le refoulement vers la France étant impossible, il faut donc y entrer illégalement !

Après ma naissance, en janvier 1943, ma mère cherche, avec sa mère, à rejoindre son frère Jacques à Lyon. Pour le voyage, elle m’avait confiée à une dame qui doit me remettre à mon oncle Jacques au cas où elles seraient, toutes les deux, arrêtées en franchissant la ligne de démarcation. Nous passons la fin de la guerre dans la région lyonnaise. Puis nous remontons tous dans la région parisienne.

Quand mon père nous rejoint, j’ai environ trois ans et je l’appelle “Monsieur”.

J’ai le souvenir d’un homme très renfermé, taciturne, et il ne me semble pas l’avoir vu souvent sourire. Il hurlait la nuit dans son sommeil. Il s’est reproché, toute sa vie, de s’être évadé sans son frère et de ne pas avoir fait venir sa mère de Pologne. Il est décédé le 27 avril 1977 à Paris.

 

Témoignage recueilli en 2011

 

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ALBERT SCHLANGER
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Évadé le 28 juillet 1941
Décédé le 27 avril 1977 à l’âge de 72 ans

MENDEL SCHLANGER
Interné au camp de Beaune-la-Rolande à partir du 14 mai 1941
Déporté à Auschwitz le 28 juin 1942 par le convoi 5
Assassiné à Auschwitz

LÉONE SCHLANGER-NAJMAN
Fille et nièce d’Albert et de Mendel Schlanger
Née le 25 janvier 1943 à Paris